MOBILITES

Dans les années 1930 déjà, les petites villes de la vallée de la Palar étaient décrites comme industrielles, à une époque où la fonction principale de la plupart des bourgs était de fournir des biens et des services au monde agricole. Des tanneries, mais aussi des manufactures de bidis (cigarettes artisanales) et d'allumettes, offraient à la population rurale des possibilités d'emploi. Encore aujourd'hui on observe l'importance de la pluriactivité en milieu rural ; des activités non agricoles d'une grande diversité représentent des opportunités compatibles avec une activité agricole saisonnière.

Les enquêtes ont permis de relever que, dans un premier temps, les propriétaires des tanneries ont fait venir d'autres régions des ouvriers de castes spécialisées dans la mégisserie. Au fur et à mesure que les tanneries se sont enracinées et qu'elles ont adopté des techniques mécanisées, les emplois sont devenus moins spécialisés et moins marqués socialement et les réserves locales de main-d'œuvre, notamment des campagnes, sont parvenues à combler les besoins croissants de l'industrie. C'est ainsi que la tannerie a permis à certains groupes ruraux, qui ont diversifié leurs sources de revenus, d'accéder à une certaine mobilité sociale.

Ceci étant, l'exemple le plus flagrant de mobilité sociale concerne les industriels du cuir. Chaque ville compte ses " success stories " ; les " grandes familles du cuir " pratiquent souvent une certaine forme de mécénat et d'œuvres sociales. La génération actuelle n'est pas la première à faire fortune dans le secteur du cuir, comme en témoigne la présence de grandes demeures anciennes dans ces villes. L'accumulation actuelle est le résultat d'investissements réalisés depuis une vingtaine d'années, qui ont servi à intégrer cette industrie et à introduire dans la vallée de nouvelles capacités manufacturières, jusqu'alors limités aux périphéries de Chennai ou de Bangalore. Ces investissements locaux ont abouti à la création de milliers de nouveaux emplois, contribuant à de profondes mutations sociales.

Un salariat féminin facteur d'émancipation ?

Réticente au départ à l'idée d'un salariat industriel féminin, la population locale a fini par répondre à l'offre des usines et aujourd'hui ces emplois sont très recherchés. En fait, l'offre de la main d'œuvre dépasse désormais la demande des entreprises, et permet à ces dernières d'exiger des meilleures qualifications de la part des ces employés.

Si les femmes de catégories sociales défavorisées ont toujours travaillé, elles accèdent aujourd'hui à des emplois du secteur industriel " organisé " (réglementé par les lois sociales). L'ouverture de cette nouvelle catégorie d'emploi a donné lieu à une entrée importante de femmes sur le marché du travail, y compris des femmes de castes et de couches sociales moyennes [Venou, 2004]. Les femmes constituent en général la majorité des employés des usines. Ces ouvrières, jeunes pour la plupart, entreprennent des migrations pendulaires six jours par semaine entre leurs villages et l'usine, souvent au moyen d'un véhicule envoyé par l'entreprise. Les enquêtes menées auprès de ces navetteuses indiquent que les mobilités de travail tendent à induire d'autres types de mobilité : elles sortent plus souvent pour faire des achats, pour aller au temple ou à l'église, ou pour rendre visite aux amis et à la famille [Marius-Gnanou et Brangenberg, 2006].

Dans certains cas, le fait d'apporter un salaire augmente la participation de la femme dans des décisions au sein du foyer, faisant croître donc son pouvoir relatif par rapport aux autres membres de sa famille et de son entourage. Cet "empowerment" féminin reste cependant relatif et beaucoup de femmes ne bénéficient pas une plus grande autonomie. Leur charge de travail peut même augmenter dans la mesure où elles doivent continuer à s'occuper des tâches domestiques. Ainsi, si on ne peut parler d'une émancipation féminine, on peut néanmoins voir s'esquisser des changements d'attitude, et peut-être une redéfinition des normes régissant la place de la femme dans la société, à l'égard du travail et, plus largement dans les relations sociales (rapport de genres, relations inter-castes et interconfessionnelles, …). En l'occurrence, la mixité sociale et sexuelle au sein de l'usine crée de nouvelles situations sociales, tant pour les hommes que pour les femmes, et font évoluer les mentalités. Il n'est pas exagéré d'affirmer que ces évolutions bouleversent la société locale.